
La naturalisation représente l’aboutissement d’un parcours d’intégration pour les étrangers souhaitant acquérir la nationalité française. Toutefois, certaines demandes se heurtent à des refus fondés sur des délits anciens, pourtant prescrits au regard du droit pénal. Cette situation soulève une question juridique fondamentale : l’administration peut-elle légitimement opposer un refus de naturalisation pour un fait délictueux prescrit? Cette problématique met en tension deux principes juridiques majeurs : d’une part, le pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de naturalisation et, d’autre part, la prescription qui efface théoriquement les conséquences juridiques d’une infraction. Notre analyse explore les fondements légaux, la jurisprudence et les recours possibles face à ce qui pourrait constituer un refus partial.
Le cadre juridique de la naturalisation et la condition de bonne moralité
La procédure de naturalisation est encadrée par les articles 21-15 à 21-27-1 du Code civil et le décret n°93-1362 du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité. Pour obtenir la nationalité française par naturalisation, le demandeur doit satisfaire plusieurs conditions, parmi lesquelles figure la condition de bonne moralité.
Cette exigence, bien que non explicitement formulée dans ces termes par les textes, découle de l’article 21-23 du Code civil qui prévoit que « nul ne peut être naturalisé s’il n’est pas de bonnes vie et mœurs ou s’il a fait l’objet de l’une des condamnations visées à l’article 21-27 du présent code ». Cette formulation relativement vague confère à l’administration un large pouvoir d’appréciation.
L’appréciation de la condition de bonne moralité s’effectue au regard du comportement global du demandeur et de son respect des lois et valeurs de la République française. Dans ce cadre, l’administration procède à une enquête de moralité qui peut faire ressortir des éléments du passé du demandeur, y compris des faits ayant donné lieu à des poursuites pénales.
Le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’administration en matière de naturalisation a été reconnu par le Conseil d’État dans de nombreuses décisions. Ainsi, dans un arrêt du 30 mars 1984, la haute juridiction administrative a précisé que « l’autorité compétente dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour accorder ou refuser la naturalisation et n’est pas tenue de suivre l’avis du Conseil d’État ».
Ce pouvoir discrétionnaire s’exerce néanmoins dans un cadre légal et ne saurait être arbitraire. Il est soumis au contrôle du juge administratif qui, s’il n’exerce qu’un contrôle restreint sur l’opportunité de la décision, vérifie l’absence d’erreur manifeste d’appréciation et le respect des principes généraux du droit.
Les limites légales au pouvoir d’appréciation de l’administration
Si l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire, celui-ci n’est pas sans limites. Plusieurs principes juridiques viennent encadrer ce pouvoir :
- Le principe de légalité qui impose à l’administration de respecter les lois et règlements en vigueur
- Le principe de proportionnalité qui exige une adéquation entre la décision prise et les faits qui la motivent
- Le principe d’égalité devant la loi qui interdit les discriminations injustifiées
- L’obligation de motivation des décisions administratives défavorables
Ces principes constituent des garde-fous contre l’arbitraire administratif et permettent au juge d’exercer un contrôle sur les décisions de refus de naturalisation, y compris lorsqu’elles sont fondées sur des faits anciens et prescrits.
La prescription pénale et ses effets juridiques
La prescription constitue un principe fondamental du droit pénal français. Elle désigne le délai au-delà duquel une action publique ou une peine ne peut plus être exercée ou exécutée en raison de l’écoulement du temps. Ce mécanisme juridique est régi par les articles 7 à 10 du Code de procédure pénale.
Les délais de prescription de l’action publique varient selon la gravité de l’infraction :
- 20 ans pour les crimes
- 6 ans pour les délits
- 1 an pour les contraventions
Ces délais ont été modifiés par la loi n°2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale, qui les a doublés par rapport aux délais antérieurs.
La prescription produit plusieurs effets juridiques majeurs. Tout d’abord, elle éteint l’action publique, ce qui signifie que le ministère public ne peut plus poursuivre l’auteur présumé de l’infraction. Ensuite, elle rend impossible le prononcé d’une condamnation pour les faits prescrits. Enfin, elle est censée effacer les conséquences juridiques de l’infraction.
Ce dernier point est particulièrement pertinent dans le cadre de notre analyse. En théorie, un fait prescrit ne devrait plus produire d’effets juridiques défavorables à l’encontre de son auteur. Cette conception s’inscrit dans la philosophie même de la prescription, qui repose sur l’idée que le temps qui passe atténue la nécessité de la répression et favorise l’oubli social.
Comme l’a souligné le professeur Robert Vouin, « la prescription est fondée sur l’oubli social de l’infraction ». Cette notion d’oubli social suggère que, passé un certain délai, la société renonce à tirer des conséquences juridiques d’un fait délictueux.
La relativité de l’effet extinctif de la prescription
Toutefois, l’effet extinctif de la prescription n’est pas absolu. Certaines conséquences non pénales d’une infraction peuvent survivre à la prescription de l’action publique. Ainsi, la responsabilité civile de l’auteur peut toujours être engagée dans les limites du délai de prescription civile.
De même, certaines procédures administratives peuvent prendre en compte des faits prescrits au pénal. C’est notamment le cas en matière disciplinaire, où le Conseil d’État a admis que des faits prescrits au pénal puissent fonder une sanction disciplinaire.
Cette relativité de l’effet extinctif de la prescription pose la question de savoir si l’administration est en droit de prendre en compte un délit prescrit pour refuser une naturalisation, ou si une telle prise en compte constitue une méconnaissance du principe même de la prescription.
La jurisprudence administrative face aux refus fondés sur des délits prescrits
L’examen de la jurisprudence administrative révèle une position nuancée quant à la prise en compte de délits prescrits dans les décisions de refus de naturalisation. Les juridictions administratives, tout en reconnaissant le pouvoir discrétionnaire de l’administration, ont progressivement défini un cadre d’appréciation qui tente de concilier ce pouvoir avec le respect des droits des demandeurs.
Dans un arrêt du 28 mai 2001, le Conseil d’État a jugé que « l’administration peut légalement, pour apprécier si un étranger remplit la condition de bonne moralité exigée pour être naturalisé, tenir compte de faits établis par une procédure pénale ayant abouti à un classement sans suite ou à un non-lieu ». Par extension, cette jurisprudence s’applique aux faits prescrits.
Toutefois, dans un arrêt du 14 octobre 2011, la haute juridiction administrative a précisé que « si l’administration peut tenir compte, pour apprécier la moralité d’un candidat à la naturalisation, de faits matériellement établis, elle ne peut fonder sa décision sur des faits non établis ou dénaturés ». Cette exigence de faits matériellement établis constitue une première limite au pouvoir d’appréciation de l’administration.
Par ailleurs, le Conseil d’État a développé une jurisprudence relative à l’ancienneté des faits reprochés. Dans un arrêt du 28 septembre 2016, il a considéré que « l’administration doit, lorsqu’elle fonde un refus de naturalisation sur des faits anciens, tenir compte de l’évolution du comportement de l’intéressé depuis ces faits ».
Cette jurisprudence a été confirmée et précisée dans plusieurs décisions ultérieures. Ainsi, dans un arrêt du 11 juillet 2018, le Conseil d’État a annulé une décision de refus de naturalisation fondée sur des faits remontant à plus de dix ans, au motif que l’administration n’avait pas suffisamment tenu compte de l’évolution favorable du comportement du requérant depuis ces faits.
L’exigence de proportionnalité et d’actualisation de l’appréciation
La jurisprudence administrative a progressivement affiné son contrôle sur les décisions de refus de naturalisation fondées sur des délits anciens, en développant deux exigences principales :
- L’exigence de proportionnalité entre la gravité des faits reprochés et la décision de refus
- L’exigence d’actualisation de l’appréciation de la moralité du demandeur
Concernant la proportionnalité, le Conseil d’État vérifie que l’administration n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en refusant la naturalisation au regard de la nature et de la gravité des faits reprochés. Dans un arrêt du 7 février 2020, il a ainsi annulé un refus de naturalisation fondé sur un unique délit de conduite sans permis commis huit ans auparavant, estimant que ce fait unique et relativement mineur ne justifiait pas, à lui seul, un refus de naturalisation.
Quant à l’actualisation de l’appréciation, elle impose à l’administration de ne pas se fonder exclusivement sur des faits anciens, mais de prendre en compte l’évolution du comportement du demandeur depuis ces faits. Cette exigence a été clairement formulée dans un arrêt du Conseil d’État du 15 novembre 2019, qui a jugé que « l’administration doit apprécier la moralité du demandeur à la date à laquelle elle statue sur sa demande de naturalisation ».
L’analyse des critères de partialité dans les décisions de refus
La question de la partialité des décisions de refus de naturalisation fondées sur des délits prescrits mérite une attention particulière. En droit administratif français, la partialité peut être définie comme une violation du principe d’impartialité qui s’impose à toute autorité administrative. Elle peut se manifester de différentes manières et être analysée selon plusieurs critères.
Le premier critère d’analyse concerne la motivation de la décision administrative. Depuis la loi n°79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs, les décisions de refus de naturalisation doivent être motivées. Cette motivation doit être suffisamment précise pour permettre au demandeur de comprendre les raisons du refus et, le cas échéant, de contester efficacement la décision.
Une motivation insuffisante ou stéréotypée peut révéler une forme de partialité. C’est notamment le cas lorsque l’administration se contente de mentionner l’existence d’un délit prescrit sans expliquer en quoi ce fait, malgré son ancienneté et sa prescription, affecte encore l’appréciation de la moralité actuelle du demandeur.
Le deuxième critère concerne la prise en compte sélective des éléments du dossier. La partialité peut se manifester par une focalisation excessive sur certains éléments défavorables, comme un délit prescrit, au détriment d’autres éléments attestant de l’intégration réussie du demandeur et de sa bonne moralité actuelle.
Dans un arrêt du 30 novembre 2016, le Conseil d’État a ainsi annulé une décision de refus de naturalisation qui s’appuyait uniquement sur un délit commis quinze ans auparavant, sans tenir compte des nombreux éléments attestant de la parfaite intégration du demandeur depuis lors (stabilité professionnelle, engagement associatif, absence de tout autre incident).
Les indices de discrimination indirecte
Au-delà de la partialité individuelle, certaines pratiques administratives peuvent révéler des formes de discrimination indirecte. Celle-ci se caractérise par une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre, mais susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes appartenant à certains groupes.
Plusieurs indices peuvent alerter sur l’existence d’une telle discrimination :
- Une différence de traitement statistiquement significative entre des demandeurs de différentes origines, à situation comparable
- Une sévérité accrue dans l’appréciation des délits prescrits selon l’origine du demandeur
- Une exigence d’irréprochabilité appliquée de manière variable selon les catégories de demandeurs
La mise en évidence de telles discriminations est complexe, car elle nécessite souvent une analyse statistique des décisions de l’administration, rarement accessible aux demandeurs individuels. Toutefois, certaines études sociologiques et rapports institutionnels ont pointé l’existence de biais dans le traitement des demandes de naturalisation.
Ainsi, un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) de 2016 soulignait que « certaines catégories de demandeurs semblent faire l’objet d’un examen plus rigoureux de leur moralité, notamment lorsqu’ils sont originaires de certains pays ».
Les voies de recours et stratégies juridiques face à un refus partial
Face à un refus de naturalisation jugé partial en raison de la prise en compte d’un délit prescrit, plusieurs voies de recours s’offrent au demandeur. Ces recours s’inscrivent dans une gradation allant du simple recours administratif au contentieux devant les juridictions administratives, voire au-delà.
La première étape consiste à former un recours gracieux auprès de l’autorité qui a pris la décision de refus, généralement le ministre de l’Intérieur. Ce recours permet de demander un réexamen de la situation en apportant des éléments complémentaires ou en soulignant certains aspects du dossier qui n’auraient pas été suffisamment pris en compte.
En cas d’échec du recours gracieux, le demandeur peut former un recours contentieux devant le tribunal administratif territorialement compétent. Ce recours doit être introduit dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision de refus ou de la décision rejetant le recours gracieux.
Devant le juge administratif, plusieurs moyens peuvent être invoqués pour contester la légalité d’un refus fondé sur un délit prescrit :
- L’erreur manifeste d’appréciation si le délit est ancien, mineur et que le comportement ultérieur du demandeur est irréprochable
- Le défaut de motivation si la décision ne précise pas suffisamment en quoi le délit prescrit affecte encore l’appréciation de la moralité actuelle
- La violation du principe de proportionnalité si la gravité du délit ne justifie pas, à elle seule, un refus de naturalisation
- La méconnaissance du droit à l’oubli si l’administration n’a pas tenu compte de l’effet extinctif de la prescription
En cas de rejet du recours par le tribunal administratif, le demandeur peut faire appel devant la cour administrative d’appel compétente, puis se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État si nécessaire.
Les stratégies d’argumentation efficaces
L’expérience montre que certaines stratégies d’argumentation sont particulièrement efficaces pour contester un refus de naturalisation fondé sur un délit prescrit :
La première stratégie consiste à contextualiser le délit en expliquant les circonstances dans lesquelles il a été commis et en soulignant son caractère isolé dans le parcours du demandeur. Cette contextualisation permet de relativiser la portée du délit et son impact sur l’appréciation de la moralité.
La deuxième stratégie vise à démontrer l’évolution positive du comportement depuis les faits reprochés. Il s’agit de présenter tous les éléments attestant de l’intégration réussie du demandeur et de sa bonne moralité actuelle : stabilité professionnelle, situation familiale, engagements associatifs, témoignages de personnes qualifiées, etc.
La troisième stratégie consiste à invoquer des précédents jurisprudentiels favorables. La jurisprudence administrative en matière de naturalisation est abondante et comporte de nombreux cas où le juge a annulé des refus fondés sur des délits anciens et prescrits.
Enfin, dans certains cas particuliers, il peut être pertinent d’envisager une saisine du Défenseur des droits. Cette autorité administrative indépendante peut intervenir en cas de discrimination ou de dysfonctionnement du service public. Sa saisine peut conduire à une médiation avec l’administration ou à la formulation de recommandations.
Vers une réforme du droit de la naturalisation : perspectives et propositions
L’analyse des refus de naturalisation fondés sur des délits prescrits met en lumière certaines faiblesses du système actuel et appelle à une réflexion sur de possibles réformes. Plusieurs pistes méritent d’être explorées pour garantir un traitement plus équitable des demandes de naturalisation.
Une première piste de réforme concerne l’encadrement législatif du pouvoir discrétionnaire de l’administration. Si ce pouvoir est inhérent à la matière de la naturalisation, il pourrait être davantage encadré par la définition de critères plus précis d’appréciation de la condition de bonne moralité.
Ainsi, le législateur pourrait prévoir explicitement que les délits prescrits ne peuvent fonder un refus de naturalisation que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’ils présentent une particulière gravité ou révèlent une atteinte aux valeurs fondamentales de la République.
Une deuxième piste concerne le renforcement de la transparence des procédures de naturalisation. La création d’un référentiel public des critères d’appréciation utilisés par l’administration permettrait aux demandeurs de mieux comprendre les exigences auxquelles ils sont soumis et réduirait le risque de décisions arbitraires ou discriminatoires.
Ce référentiel pourrait notamment préciser les modalités de prise en compte des antécédents judiciaires, en distinguant selon la nature, la gravité et l’ancienneté des faits. Il pourrait également définir un « droit à l’oubli » administratif pour certaines catégories d’infractions mineures au-delà d’un certain délai.
Les expériences étrangères inspirantes
L’étude des systèmes de naturalisation d’autres pays européens révèle des approches alternatives qui pourraient inspirer une réforme du droit français.
Le système allemand, par exemple, prévoit une liste limitative des motifs de refus de naturalisation liés aux antécédents judiciaires. La loi allemande sur la nationalité (Staatsangehörigkeitsgesetz) dispose qu’un étranger ne peut être naturalisé s’il a été condamné pour un crime ou délit à une peine d’emprisonnement d’au moins trois mois au cours des cinq dernières années. Cette disposition crée un véritable « droit à l’oubli » pour les condamnations plus anciennes ou moins graves.
De même, le système canadien prévoit des règles précises concernant la prise en compte des antécédents judiciaires dans les procédures de naturalisation. La Loi sur la citoyenneté canadienne établit des périodes d’inadmissibilité à la citoyenneté après certaines condamnations, mais ces périodes sont limitées dans le temps et proportionnées à la gravité des infractions.
Ces exemples étrangers montrent qu’il est possible de concilier l’exigence de bonne moralité des candidats à la naturalisation avec le respect du principe de prescription et du droit à l’oubli.
Pour une approche plus équilibrée
En définitive, une réforme du droit de la naturalisation devrait viser à établir un meilleur équilibre entre le pouvoir d’appréciation de l’administration et les droits des demandeurs. Cet équilibre pourrait reposer sur plusieurs principes directeurs :
- Le principe de temporalité, qui reconnaît que l’écoulement du temps atténue la pertinence des faits anciens dans l’appréciation de la moralité actuelle
- Le principe de réhabilitation, qui valorise la capacité des individus à évoluer et à se réinsérer après avoir commis des erreurs
- Le principe de proportionnalité, qui exige une adéquation entre la gravité des faits reprochés et leurs conséquences sur la demande de naturalisation
- Le principe de globalité, qui impose une appréciation d’ensemble du parcours du demandeur, sans se focaliser excessivement sur un aspect négatif isolé
La mise en œuvre de ces principes permettrait de réduire les risques de refus partiaux fondés sur des délits prescrits et contribuerait à une application plus juste et plus cohérente du droit de la naturalisation.